L’histoire de l’Argentine est marquée par une succession d’interventions militaires qui ont profondément altéré sa trajectoire politique, économique et sociale. Souvent justifiées par des crises internes ou des menaces externes, ces prises de pouvoir par la force ont eu des conséquences durables sur la nation. Le cycle des coups d’État a créé un climat d’instabilité, de violence politique et de répression, laissant des cicatrices profondes dans la mémoire collective argentine. L’examen de ces événements cruciaux est indispensable pour comprendre les défis contemporains auxquels le pays est confronté.

Nous aborderons également l’héritage complexe de ces événements, en explorant les questions de justice, de mémoire et de réconciliation, ainsi que les défis auxquels est confrontée la démocratie argentine aujourd’hui. Notre objectif est de comprendre comment ces événements ont modelé la société, l’économie et la politique du pays, et comment ils continuent d’influencer son avenir.

Les coups d’état majeurs : un panorama chronologique et thématique

L’Argentine a connu une succession de coups d’État tout au long du 20ème siècle, chacun ayant des caractéristiques spécifiques et des conséquences significatives. Comprendre ces événements nécessite une analyse chronologique, mais aussi thématique, afin de saisir les dynamiques sous-jacentes et les continuités dans l’histoire argentine. Cette section se penchera sur les renversements de gouvernement les plus marquants, en examinant leur contexte, leurs acteurs clés, leur déroulement et leurs impacts.

1930 : le coup d’état d’uriburu et la fin de l’ère yrigoyen (un tournant conservateur)

Le coup d’État de septembre 1930, mené par le général José Félix Uriburu, marque un tournant conservateur dans l’histoire argentine. Il met fin à la présidence d’Hipólito Yrigoyen et ouvre une période de domination conservatrice et de répression politique. Cet événement est souvent considéré comme le point de départ de l’instabilité politique chronique qui a caractérisé l’Argentine pendant des décennies.

  • Contexte: La crise économique mondiale de 1929, la désillusion face à la démocratie yrigoyéniste, et la montée du nationalisme sont des facteurs clés.
  • Acteurs clés: José Félix Uriburu, Agustín P. Justo, et les partis conservateurs.
  • Déroulement: Uriburu prend le pouvoir par la force, instaurant une dictature militaire.
  • Conséquences: Début de la « Décennie infâme », caractérisée par la fraude électorale et la répression des opposants politiques.

Une analyse approfondie révèle l’influence des idéologies européennes, notamment le fascisme italien, sur la pensée d’Uriburu et de ses partisans. L’idée d’un État fort, capable de restaurer l’ordre et la discipline, séduisait une partie de l’élite argentine. La démocratie était perçue comme faible et inefficace face aux défis économiques et sociaux de l’époque. La « Décennie infâme » qui suivit ce coup d’État fut marquée par une corruption généralisée et une répression féroce de toute forme d’opposition. Selon l’historien David Rock, « La Década Infame (Décennie Infâme) a mis en évidence la fragilité des institutions démocratiques en Argentine ».

1943 : le coup d’état du GOU et l’ascension de perón (un nationalisme populaire)

Le coup d’État de juin 1943, mené par le Groupe des Officiers Unis (GOU), ouvre la voie à l’ascension de Juan Domingo Perón. Ce putsch se distingue des précédents par son caractère nationaliste et populiste, et par les réformes sociales et économiques qu’il met en œuvre. Il marque le début de l’ère peroniste, qui va profondément diviser la société argentine.

  • Contexte: La Seconde Guerre mondiale et la neutralité de l’Argentine, la crise politique interne et le mécontentement populaire.
  • Acteurs clés: Le Groupe des Officiers Unis (GOU), Juan Domingo Perón, et Evita Perón.
  • Déroulement: Perón s’impose progressivement comme le leader du nouveau régime.
  • Conséquences: Réformes sociales et économiques, polarisation politique (peronisme/anti-peronisme), et le début de l’ère peroniste.

Le contexte de la Seconde Guerre mondiale a influencé les motivations des militaires impliqués dans ce coup d’État. Certains craignaient que l’Argentine ne soit entraînée dans le conflit, tandis que d’autres étaient sensibles aux idéologies nationalistes qui se répandaient en Europe. Juan Domingo Perón, alors colonel, a su exploiter ce contexte pour s’imposer comme le leader du nouveau régime. Ses politiques sociales et économiques, axées sur la justice sociale et la redistribution des richesses, ont suscité un immense soutien populaire, mais aussi une forte opposition de la part des élites conservatrices et des secteurs anti-péronistes. « Le peronisme a transformé la relation entre l’État et la société argentine », note l’historienne María Victoria Murillo.

1955 : la « révolution libératrice » et la chute de perón (un retour au libéralisme… et à la répression)

La « Révolution Libératrice » de septembre 1955 met fin au gouvernement de Juan Domingo Perón et marque une tentative de retour au libéralisme. Cependant, ce renversement de pouvoir est également caractérisé par une forte répression des militants péronistes et par l’interdiction du péronisme, qui va plonger le pays dans une instabilité politique chronique.

  • Contexte: Crise économique, tensions avec l’Église catholique, et opposition croissante au peronisme.
  • Acteurs clés: Eduardo Lonardi, Pedro Eugenio Aramburu, et les partis anti-péronistes.
  • Déroulement: Perón est destitué et s’exile.
  • Conséquences: Interdiction du peronisme, répression des militants péronistes, et instabilité politique chronique.

Les forces armées ont joué un rôle central dans la proscription du péronisme, interdisant toute référence à Perón et à ses idées. Cette interdiction a eu un impact profond sur la vie politique argentine pendant les décennies suivantes, alimentant la résistance péroniste et contribuant à l’instabilité du pays. Ce coup d’État a également marqué le début d’une période de politiques économiques plus libérales, qui ont souvent profité aux élites au détriment des classes populaires. Selon le rapport « Nunca Más », la répression post-1955 a ciblé massivement les militants péronistes.

1966 : le coup d’état d’onganía et le début de la « révolution argentine » (un autoritarisme modernisateur)

Le coup d’État de juin 1966, mené par Juan Carlos Onganía, marque le début de la « Révolution Argentine », un régime autoritaire qui prétend moderniser le pays. Cette prise du pouvoir se caractérise par la répression de la contestation sociale, la fermeture des universités et la censure.

  • Contexte: Instabilité politique persistante, crise économique, essor de la contestation étudiante et ouvrière, et influence de la Guerre Froide.
  • Acteurs clés: Juan Carlos Onganía et les militaires du secteur « développementiste ».
  • Déroulement: Onganía instaure un régime autoritaire.
  • Conséquences: Répression de la contestation sociale, modernisation économique, fermeture des universités, censure, et exil de nombreux intellectuels et artistes.

Le modèle « développementiste », qui prônait un développement économique guidé par l’État, a influencé les politiques mises en œuvre par le régime d’Onganía. Des investissements étrangers ont été encouragés, mais la répression de la contestation sociale a limité les bénéfices de cette modernisation pour les classes populaires. La fermeture des universités et la censure ont étouffé la liberté d’expression et ont conduit à l’exil de nombreux intellectuels et artistes argentins. L’historien Roberto Cortés Conde note que « La ‘Revolución Argentina’ a cherché à imposer un modèle de développement autoritaire, mais a échoué à résoudre les problèmes structurels du pays ».

1976 : le coup d’état et le « processus de réorganisation nationale » (l’horreur de la dictature militaire)

Le coup d’État de mars 1976 instaure le « Processus de Réorganisation Nationale », une dictature militaire qui va plonger l’Argentine dans une période de terreur sans précédent. Ce putsch se caractérise par la répression massive, la torture, les assassinats et les disparitions forcées.

  • Contexte: Instabilité politique extrême, crise économique, violence politique croissante, et influence de la Doctrine de la Sécurité Nationale.
  • Acteurs clés: Jorge Rafael Videla, Emilio Eduardo Massera, et Orlando Ramón Agosti.
  • Déroulement: La dictature militaire instaure une terreur d’État.
  • Conséquences: Répression massive, torture, assassinats, disparitions forcées, destruction du tissu social, endettement massif, et la guerre des Malouines.

La Doctrine de la Sécurité Nationale, promue par les États-Unis dans le contexte de la Guerre Froide, a justifié l’idéologie et les pratiques répressives de la dictature argentine. Des milliers de personnes ont été torturées, assassinées ou « disparues » par le régime militaire. La société argentine a été profondément traumatisée par cette période de terreur, et la question de la justice et de la mémoire reste un enjeu central aujourd’hui. La Guerre des Malouines, en 1982, fut une tentative désespérée du régime de se maintenir au pouvoir, mais elle accéléra sa chute et ouvrit la voie à la transition démocratique. « Le ‘Proceso’ a laissé des cicatrices indélébiles sur la société argentine », écrit la sociologue Elizabeth Jelin.

L’ampleur de la répression durant la dictature de 1976-1983 est illustrée par les données suivantes, issues du rapport de la CONADEP (Commission Nationale sur la Disparition des Personnes) :

Catégorie Nombre Estimé
Disparus Au moins 13.000, estimations plus hautes allant jusqu’à 30.000
Exilés 500,000

Analyse transversale : les constantes et les variations des coups d’état

Bien que chaque coup d’État en Argentine ait eu ses propres spécificités, certaines constantes et certains acteurs sont réapparus tout au long de l’histoire. L’armée, les élites économiques, et les États-Unis ont joué des rôles récurrents dans ces événements. De même, certaines causes profondes, telles que l’instabilité économique, la polarisation politique et la faiblesse des institutions démocratiques, ont contribué à la répétition des coups d’État. Une analyse plus approfondie permet de saisir la complexité de ces dynamiques.

Rôles récurrents et acteurs constants

  • L’armée: Un arbitre autoproclamé de la vie politique argentine, intervenant régulièrement pour « restaurer l’ordre », souvent en se basant sur des idéologies nationalistes ou sécuritaires.
  • Les élites économiques et conservatrices: Leur influence sur les renversements de pouvoir et leurs bénéfices tirés des régimes autoritaires, cherchant à préserver leurs intérêts économiques et sociaux face aux gouvernements perçus comme menaçant leur statut.
  • Les États-Unis: Leur rôle, direct ou indirect, dans le soutien ou le désaveu des prises du pouvoir par la force, influencé par leurs intérêts géopolitiques dans la région et la lutte contre le communisme pendant la Guerre Froide, selon l’historien Peter Smith.

Les causes profondes

  • Instabilité économique: Crises et inégalités qui alimentent le mécontentement social et la contestation politique. En 1989, l’Argentine a connu une hyperinflation, avec des prix grimpant en flèche.
  • Polarisation politique: La division entre péronistes et anti-péronistes, qui a marqué la vie politique argentine pendant des décennies, rendant difficile la construction d’un consensus national et alimentant les tensions sociales.
  • Faiblesse des institutions démocratiques: Corruption, fraude électorale et manque de confiance dans les institutions, sapant la légitimité des gouvernements et ouvrant la voie aux interventions militaires.
  • Influence des idéologies étrangères: Fascisme, communisme, Doctrine de la Sécurité Nationale, qui ont influencé les acteurs politiques et les militaires, justifiant la répression et l’autoritarisme.

Les conséquences communes

  • Répression et violation des droits de l’homme: Torture, assassinats, disparitions forcées et censure, réduisant au silence toute forme d’opposition et créant un climat de terreur.
  • Instabilité politique et économique: Cycles de coups d’État, de crises économiques et de réformes brutales, entravant le développement du pays et plongeant des millions de personnes dans la pauvreté.
  • Traumatismes sociaux et divisions profondes: Des cicatrices qui persistent dans la mémoire collective argentine, rendant difficile la réconciliation et la construction d’une société unie.
  • Difficulté à construire une démocratie stable et inclusive: La méfiance envers les institutions et la politique continue d’affecter la vie politique argentine, nécessitant un effort constant pour renforcer la participation citoyenne et la transparence.

L’héritage des coups d’état : un pays hanté par son passé

Les coups d’État en Argentine ont laissé un héritage complexe et douloureux qui continue de façonner le pays aujourd’hui. La question de la justice et de la mémoire reste un enjeu central, et les conséquences sociales et économiques de ces événements se font encore sentir. L’avenir de la démocratie argentine dépend de la capacité du pays à affronter son passé et à construire un avenir plus juste et inclusif. La lutte pour la vérité et la justice se poursuit, et la transmission de la mémoire aux générations futures est essentielle.

La question de la justice et de la mémoire

  • Les procès pour crimes contre l’humanité: Un processus long et difficile, marqué par des obstacles et des avancées. Le procès de la junte militaire en 1985, bien que historique, a été suivi de périodes d’impunité, avant la reprise des procès dans les années 2000.
  • Les lieux de mémoire: La lutte pour la préservation et la transmission de l’histoire, afin de ne pas oublier les victimes et les horreurs de la dictature. Le site de l’ESMA (École de Mécanique de la Marine) est devenu un lieu de mémoire important, mais aussi un lieu de contestation et de débats sur la signification du passé.
  • Les débats sur la réconciliation: Les tensions entre justice, vérité et pardon, qui divisent la société argentine. Certains prônent une réconciliation basée sur l’oubli, tandis que d’autres insistent sur la nécessité de rendre justice aux victimes et de connaître la vérité sur les crimes commis.

Des organisations comme les Mères de la Place de Mai (Madres de Plaza de Mayo) continuent de jouer un rôle crucial dans la recherche de la vérité et de la justice.

Les conséquences sociales et économiques

  • La persistance des inégalités sociales et de la pauvreté: Les politiques néolibérales mises en œuvre sous les régimes militaires ont exacerbé les inégalités sociales, laissant un héritage de marginalisation et d’exclusion. Selon les données de la Banque Mondiale, le coefficient de Gini, une mesure des inégalités, reste élevé en Argentine.
  • La difficulté à construire une identité nationale unifiée: Les divisions politiques et sociales héritées des coups d’État rendent difficile la construction d’un consensus national, alimentant les tensions et les conflits.
  • La méfiance envers les institutions et la politique: Les Argentins ont souvent une attitude sceptique envers la politique, en raison de la corruption et de l’instabilité chronique, ce qui rend difficile la consolidation de la démocratie.

Le futur de la démocratie argentine

  • Les défis actuels: Crise économique, polarisation politique et populisme, qui menacent la stabilité de la démocratie. En 2001, l’Argentine a connu une grave crise économique avec un taux de chômage élevé.
  • L’importance de la mémoire et de l’éducation: Pour prévenir de nouvelles prises de pouvoir par la force et promouvoir une culture démocratique, il est essentiel d’enseigner l’histoire des coups d’État et de sensibiliser les citoyens aux valeurs de la démocratie et des droits de l’homme.
  • L’espoir d’une démocratie plus stable et inclusive: Un avenir où les droits de l’homme sont respectés et où tous les citoyens peuvent participer pleinement à la vie politique et sociale, construisant une société plus juste et égalitaire.

Les investissements directs étrangers (IDE) en Argentine ont fluctué en raison de l’instabilité politique et économique. Le tableau suivant montre l’évolution des IDE au cours des dernières décennies, selon les données de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) :

Année Investissement Direct Étranger (en milliards de USD)
1990 2.5
2000 12.8
2010 7.8

Un avenir incertain, une mémoire indispensable

L’histoire des coups d’État en Argentine est un rappel brutal des dangers de l’autoritarisme et de la fragilité de la démocratie. La mémoire collective des Argentins est marquée par les disparitions, les tortures et les assassinats commis par les régimes militaires. Comprendre cet héritage est essentiel pour prévenir la répétition des erreurs du passé et pour construire un avenir plus juste et inclusif. Les citoyens argentins, malgré les difficultés économiques et sociales, montrent une forte détermination à défendre les valeurs démocratiques. En 2019, plus de 80% des Argentins se sont rendus aux urnes pour élire leur président.

Face aux défis actuels, la démocratie argentine doit s’appuyer sur les leçons du passé pour renforcer ses institutions, promouvoir les droits de l’homme et lutter contre les inégalités. La mémoire et l’éducation sont des outils essentiels pour construire une société plus consciente et plus engagée. La vigilance démocratique et la participation